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Compétence universelle : histoire d'une loi boomerang

Pourquoi une majorité du monde politique belge a voulu vider de sa substance la loi de compétence universelle ? Elle n'avait pourtant pas été votée par les fils de Saddam Hussein. Au fait, qui l'avait approuvée? Et pourquoi ce retournement?

Version 1: l'avenir radieux de la démocratie universelle

Que ceux qui ont voté la loi de compétence universelle lèvent la main! C'est en 1991 que le ministre de la Justice Melchior Wathelet (CdH) soumet au Parlement un projet de loi qui exécute une obligation contractée en... 1949. A cette date, la Belgique a en effet ratifié les conventions de Genève sur le droit international humanitaire. Le projet de loi énumère ainsi vingt types de crimes graves, dont la torture et les crimes de guerre, et fixe les peines pour chacun. Elle stipule aussi que «les juridictions belges sont compétentes pour connaître des infractions prévues à la présente loi, indépendamment du lieu où celles-ci auront été commises». C'est le principe de la compétence universelle. Que l'on retrouve d'ailleurs dans diverses conventions internationales.

Qui lève la main, donc? Tous les députés et sénateurs de l'époque: ils votent à l'unanimité la loi du 16 juin 1993. Cinq sénateurs déposent même un amendement pour étendre l'application de la loi aux guerres civiles. Ils font référence aux «violations du droit humanitaire en Bosnie, Somalie, Sri Lanka, Azerbaïdjan, Géorgie, Afghanistan»1.

Il faut situer le contexte: le Mur de Berlin est tombé, les sirènes du capitalisme annoncent une ère de prospérité et de démocratie sans précédent. Et dans ce cadre, la notion de devoir d'ingérence fait surface. Tandis que le mouvement de libération des années 60 défendait l'autodétermination des Etats, la pensée libérale et anti-tiersmondiste entend désormais imposer au monde le modèle occidental. Et l'on retrouve ainsi parmi les signataires de cet amendement, un certain de Donnéa (MR), qui figure aujourd'hui parmi les plus acharnés opposants aux poursuites contre les violations américaines du droit humanitaire.

En 1995, une instruction est engagée (notamment sur base de révélations de Solidaire) contre les quatre de Butare, impliqués dans le génocide rwandais de 1994. C'est la seule affaire qui aboutira jamais. Paradoxalement, ils ne sont pas accusés en tant que tel de génocide, car la convention de 1948 sur le génocide ne prévoit que la compétence territoriale des tribunaux nationaux, pas la compétence universelle. Et le génocide ne figure donc pas dans la loi de 1993. Jusqu'à la modification introduite en 1999.

Version 2: tous au trou, sauf Sharon

La proposition de loi est déposée par Michel Foret (MR), avec Roger Lallemand (PS), Hugo Coveliers (VLD), Frederik Erdman (SP.a), Joëlle Milquet (Cdh), Claude Desmedt (MR) et Alain Destexhe (MR). Le projet serait né en septembre 1996 quand le groupe PRL-FDF (le futur MR) du Sénat organise un colloque sur le génocide. Le Rwanda est encore dans tous les esprits. Le paragraphe 1er de l'article 1er ajoute donc le génocide aux crimes punis par la loi. Qui lève la main, cette fois? A nouveau, tous les parlementaires, à l'unanimité.

Bientôt, les juridictions belges sont saisies d'une multitude de plaintes contre des dirigeants politiques comme Rafsanjani (Iran), Hissène Habré (Tchad), Driss Basri (Maroc), Paul Kagame (Rwanda), Laurent-Désiré Kabila et son ministre Yerodia (Congo), Saddam Hussein (Irak), Fidel Castro (Cuba), Laurent Gbagbo (Côte d'Ivoire), etc. Les milieux politiques n'y trouvent rien à redire. La seule plainte qui leur pose problème, c'est celle visant le Premier ministre israélien Ariel Sharon pour son implication dans les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. La campagne lancée par Israël contre la Belgique n'y est pas étrangère. Pourtant, en 1961, Israël n'a pas hésité à appliquer la compétence universelle en jugeant Adolf Eichman pour des crimes contre l'humanité commis en Europe.

Mais c'est en 2003 qu'on va véritablement assister à un changement de cap du monde politique belge, avec deux plaintes visant des responsables américains. La loi lancée contre les supposés sauvages du tiers monde par l'autoproclamé Occident civilisé revient comme un boomerang sur ce dernier. Car finalement, les bombes nucléaires, l'agent orange, les bombes à fragmentation et les armes à uranium appauvri ne sont pas des inventions africaines...

Le 18 mars, des familles irakiennes (soutenues par le député PS Moriaux) portent plainte contre George Bush père, Dick Cheney et Colin Powel pour des crimes commis lors de la guerre du Golfe de 1991. A peine un mois plus tard, le Parlement modifie la loi de compétence universelle.

Version 3: touche pas à mes potes américains

La modification du 23 avril 2003 soumet la loi à un puissant filtre: le gouvernement peut désormais renvoyer une plainte vers la justice d'un autre pays s'il n'y a pas de rattachement à la Belgique (si l'auteur ou la victime n'est pas belge, ou si le fait n'a pas été commis en Belgique). Cette fois, pas d'unanimité: PS, Ecolo et Agalev sont contre la modification, estimant qu'elle viole le principe de la séparation des pouvoirs. Mais une majorité alternative (avec le CD&V et le Vlaams Blok) vote la loi.

Le 14 mai, une plainte déposée au nom dix-neuf Irakiens et Jordaniens a un retentissement international. Elle vise le général Franks, chef des armées US en Irak. Le gouvernement belge décide presque immédiatement de renvoyer la plainte vers les juridictions américaines.

Le professeur de droit international Olivier Corten (ULB) s'étonne que la Belgique ait estimé que les Etats-Unis soient aptes à assurer un «procès équitable» en jugeant certains de leurs plus hauts responsables militaires et politiques. Les Etats-Unis, note-t-il, «sont critiqués dans le monde entier pour la manière dont ils mènent les procédures pénales à l'encontre des personnes accusées de terrorisme, actuellement détenues sur la base de Guantanamo.»2

Mais à en croire les menaces du ministre US de la Défense Rumsfeld, le 12 juin, de ne pas maintenir le siège de l'Otan en Belgique, le simple fait de pouvoir introduire une plainte contre une responsable américain est déjà en soi inacceptable. D'où une quatrième modification en vue de la loi.

Version 4: enterrement de 1ère classe

Le président du VLD Karel De Gucht est parmi les premiers à se soumettre à la menace de Rumsfeld. Pour lui, la loi doit être modifiée au cours de la nouvelle législature, de manière à «exclure les plaintes contre des ressortissants de pays alliés à la Belgique».3 Quelques jours après que le Premier ministre rejette l'idée de toucher à la loi, le gouvernement décide le 22 juin... de la revoir dès l'entrée en fonction de la nouvelle majorité. Désormais, pour que la plainte soit recevable, il faudrait que la victime ou l'accusé réside en Belgique. Le principe de compétence universelle est donc totalement évacué.

Le PS suit arguant que, dans la nouvelle version de la loi, le pouvoir exécutif ne pourra plus interférer dans la procédure. Sur le fond, la violente attaque de la ministre Onkelinx contre Moriaux, membre du même PS, montre que pour la direction socialiste, il n'est pas question d'affronter les Etats-Unis sur ce terrain.

«Visiblement, relève Corten, nos alliés sont présumés, de manière irréfragable, ne jamais violer le droit pénal international, et ce en dépit d'une histoire pour le moins chargée en ce domaine. Qu'il suffise de penser aux crimes commis par l'armée des États-Unis au Vietnam.»4 Et d'après les plans actuels de Washington, ses violations du droit international ne risquent pas de suivre une courbe descendante...

1 Rapport à la Chambre des Représentants, 27/5/93 · 2 La Libre Belgique, 20/6/03 · 3 La Libre Belgique, 18/6/03 ·4 La Libre Belgique, 20/6/03.

Marco Van Hees
Publié dans Solidaire le 2 juillet 2003

09.09.2008. 18:31

 

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